Chapitre 15
Chère Amélie,
Votre lettre m’a encore plus sidéré que la mienne n'a dû vous surprendre. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais sûrement pas à cela.
Je trouve votre réaction très belle. L’unique autre personne à être au courant de mon mensonge est mon frère Howard. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne partage pas votre tolérance. Quand je lui envoyais les mails qu’il devait vous recopier, il les saluait d’un : « T’es rien qu’un pauvre malade » ou autres propos très relevés.
Allez comprendre : vous ne me reprochez strictement rien et du coup, je me sens en faute. J’ai besoin de me justifier alors que vous ne me le demandez pas.
Ce que je vous ai raconté de ma vie jusqu’à mes 30 ans, c’est la vérité : l’errance, les nuits à la belle étoile, la misère et finalement la faim. Mais ce n’est pas à l’armée que je suis allé quand j’ai touché le fond, c’est chez papa-maman. Sacrée humiliation de revenir chez ses parents à 30 ans, sans l’ombre d’un accomplissement à son actif. Ma mère a cru me sauver en m’achetant un ordinateur. « Tu pourrais créer un site pour notre station-service », a-t-elle dit. Comme si une station-service avait besoin de ça ! Ça puait le prétexte. Mais je n’avais pas le choix et je m’y suis mis. J’ai découvert que je n’étais pas mauvais dans cette branche. Quelques entreprises du coin m’ont commandé la même chose. J’ai gagné de l’argent, qui m’a permis de renflouer les dettes d’Howard.
En vérité, c’est ce qui m’a perdu. Moi qui venais de passer dix ans à marcher en mangeant à peine, j’inversai ces verbes : j’adoptai le mode de vie du programmateur, qui consiste à ne jamais se servir de ses jambes et à grignoter sans cesse. J’avais tellement l’impression que ma mère m’avait offert cet ordinateur pour que je me rachète, aussi ne quittai-je pas l’écran pendant un an. Je n’arrêtais que pour dormir, me laver ou partager un repas familial – encore manger. Mes parents en étaient restés à la version de leur fils famélique rentrant au bercail : ils ne me virent pas grossir et moi non plus. J’aurais dû me regarder sous la douche, je n’y ai pas prêté attention. Quand je me suis aperçu de la catastrophe – c’est le mot –, il était trop tard.
S’il y a bien un mal qu’il vaut mieux prévenir que guérir, c’est l’obésité. Remarquer qu’on a 5, voire 10 kilos à perdre, ce n’est rien. Comprendre un beau matin qu’on a 30 kilos à perdre, c’est autre chose. Et pourtant, si j’avais commencé à ce moment-là, j’aurais pu me sauver. Maintenant, j’en ai 130 à perdre. Qui a assez de courage pour décider de maigrir de 130 kilos ?
Pourquoi n’ai-je pas tiré la sonnette d’alarme quand j’ai su que j’avais 30 kilos de trop ? J’avais des problèmes informatiques épineux ce jour-là et besoin de toute mon énergie et ma concentration : impossible d’envisager un régime. Le lendemain, pareil, etc. Le miroir confirmait le verdict de la balance : j’étais gros. Mais je décrétai que cela n’avait pas d’importance : qui me regardait ? J’étais un programmateur, je vivais dans l’entrepôt à pneus de mes parents avec un ordinateur qui se fichait de mon poids. J’enfilais un jogging et un t-shirt XXL et il n’y paraissait plus. À table, ni mon père, ni ma mère ne s’aperçurent de rien.
Quand je traversais l’Amérique à pied, comme tout successeur de Kerouac qui se respecte, j’ai essayé les drogues disponibles sur les routes et dans le désert, ce qui fait beaucoup. Les potes ont toujours une substance en poche : « Share the experience », vous dit-on en vous la tendant. Je n’ai jamais refusé. J’ai aimé certains produits et en ai détesté d’autres. Mais même ceux auxquels j’ai le plus accroché n’ont jamais provoqué en moi le centième de l’addiction déclenchée par la bouffe. Quand je vois des campagnes de prévention contre les drogues à la télévision, je me demande ce qu’on attend pour nous prévenir contre notre véritable ennemi.
C’est pour cela que je ne parviens pas à maigrir : ma dépendance envers la bouffe est devenue invincible. Il faudrait une camisole de force (XXXL) pour m’empêcher de manger.
Lorsque j’ai atteint les 130 kilos, ma mère m’a dit avec stupéfaction : « Tu es gros ! » J’ai répondu que j’étais obèse. « Pourquoi n’ai-je rien vu jusqu’à présent ? » a-t-elle crié. Parce que je m’étais laissé pousser la barbe qui cachait mon triple menton. Je me suis rasé et j’ai découvert le visage d’un inconnu que je suis resté.
Mes parents m’ont ordonné de maigrir. J’ai refusé. « Puisque c’est comme ça, nous ne te recevrons plus à table. Nous ne voulons pas être témoins de ton suicide », ont-ils dit. C’est ainsi que je suis devenu un obèse solitaire. Ne plus voir ni mon père ni ma mère ne m’a pas dérangé. Au fond, c’est ça qui est terrible : rien ne dérange, tout s’accepte. On croit qu’on ne sera pas obèse parce que ce serait insupportable : c’est insupportable, mais on le supporte.
J’en suis arrivé à ne plus voir personne, à part le livreur qui m’apporte la bouffe que je commande par téléphone ou sur internet et qui ne s’offusque de rien : à Baltimore, il doit en avoir vu d’autres. Je jette mon linge sale dans un sac-poubelle ; quand il est plein, je le pose devant la porte du garage. Ma mère le lave, puis rapporte le sac au même endroit. Comme ça, elle n’a pas à me voir.
À l’automne 2008, j’ai lu un article sur l’obésité qui sévissait de plus en plus chez les soldats américains basés en Irak. J’ai d’abord pensé que c’était mon frère Howard qui aurait dû grossir, et non moi. Ensuite, je me suis surpris à envier les militaires obèses. Comprenez-moi : eux au moins, ils avaient un motif sérieux. Leur statut les apparentait à des victimes. Il y aurait des gens pour penser que ce n’était pas leur faute. J’ai jalousé qu’on puisse les plaindre. C’est misérable, je sais.
Ce n’est pas tout. Leur pathologie avait une histoire. Ça aussi, je leur ai envié. Vous me direz que la mienne en a une également : c’est possible, mais elle m’a échappé. Dans les faits, mon obésité avait une cause et pourtant, dans mon esprit, il y avait eu comme une rupture des lois de la causalité. Vivre à temps plein sur internet crée une telle sensation d’irréalité que cette nourriture dévorée pendant des mois n’avait jamais existé. J’étais un gros privé d’histoire et en tant que tel, je jalousais ceux incorporés dans la grande Histoire.
Quand la guerre d’Irak a commencé, j’ai été appelé et réformé pour obésité – déjà ! À ce moment-là, je me suis félicité d’être gros et j’ai ricané que mon crétin de frère y soit envoyé. Et puis mon néant a continué devant l’ordinateur : huit années de rien, dont il ne reste rien dans mon souvenir et que cependant je ne pouvais pas oublier comme ça, puisqu’elles m’avaient lesté de plus de 100 kilos. Ensuite, j’ai lu l’article sur les soldats obèses. Et puis il y a eu vous.
C’est la conjonction de cet article et de la découverte de votre existence qui m’a déterminé à mentir. Déjà, cette romancière qui répondait par courrier papier, ça m’avait intrigué. J’avais commandé vos livres traduits en anglais et, sans que je puisse l’expliquer, ils m’avaient parlé. Vous allez m’en vouloir : c’est l’un de vos personnages qui m’a donné l’idée du mensonge, la jeune Christa d'Antéchrista.
Soudain, cette nouvelle interprétation de mon obésité m’a paru salvatrice. Pour que ma version devienne réelle, il fallait qu’elle soit cautionnée par quelqu’un d’extérieur. Vous étiez parfaite pour ce rôle : connue et réactive. Je ne sais pas si correspondre avec vous m’a fait du bien, mais je sais que j’ai adoré ça : vous garantissiez mon histoire. J’en étais arrivé à croire pour de bon que j’étais militaire à Bagdad. Grâce à vous, j’avais ce que je n’avais jamais eu : une dignité. Dans votre esprit, ma vie prenait corps. À travers votre regard, je me sentais exister. Mon sort méritait votre considération. Après huit années de néant, quelle émotion, quel délice ! Même si vos lettres ne m’arrivaient que scannées, elles m’apparaissaient si formidablement réelles.
J’aurais voulu que cette situation dure éternellement, mais vous avez voulu cette photo de moi en soldat. Ensuite, à l’été 2009, les journaux du monde entier ont annoncé le départ de nos hommes. Howard, avec sa guigne habituelle, a fait partie du dernier contingent ; il n’est rentré aux États-Unis qu’il y a une dizaine de jours. Bref, quand j’ai su que mon mensonge devenait intenable, je n’ai pas vu d’autre solution que le silence.
J’ai obtenu qu’Howard m’envoie toutes vos lettres. Quelle émotion de les voir en vrai, de les toucher. J’ai imprimé mes courriers que j’avais archivés et j’ai constitué un dossier avec la succession de nos messages. Savez-vous comment j’ai intitulé ce classeur ? « Une forme de vie ». Ça m’est venu instinctivement. Quand je repense à cette dizaine de mois pendant lesquels j’ai correspondu avec vous, moi qui ne vivais plus depuis près de dix ans, cette expression s’est imposée : grâce à vous, j’ai eu accès à une forme de vie.
Ces mots évoquent en principe l’existence élémentaire des amibes et des protozoaires. Pour la plupart des gens, il n’y a là qu’un grouillement un peu dégoûtant. Pour moi qui ai connu le néant, c’est déjà de la vie et cela m’impose le respect. J’ai aimé cette forme de vie et j’en ai la nostalgie. L’échange des lettres fonctionnait comme une scissiparité : je vous envoyais une infime particule d’existence, votre lecture la doublait, votre réponse la multipliait, et ainsi de suite. Grâce à vous, mon néant se peuplait d’un petit bouillon de culture. Je marinais dans un jus de mots partagés. Il y a une jouissance que rien n’égale : l’illusion d’avoir du sens. Que cette signification naisse du mensonge n’enlève rien à cette volupté.
Notre correspondance vient de reprendre après une interruption d’une durée équivalente à son règne. Sera-ce aussi bien ? À présent, je vous dis la vérité, celle-ci engendrera-t-elle une forme de vie ? Rien n’est moins sûr. Comment pourriez-vous me faire confiance, désormais ? À supposer même que par grandeur d’âme vous en soyez encore capable, quelque chose est cassé en moi : jamais je n’ai oublié que je mentais et pourtant j’aimais la conviction que m’apportait l’écriture de ce mensonge. Vous êtes écrivain, je ne vous apprends rien. Le néophyte que je suis n’en revient toujours pas : ce que j’ai vécu de plus intense, je le dois au partage d’une fiction dont je suis l’auteur.
À présent, ma fiction est démantelée. Vous savez la désespérante vérité. Les prisonniers les mieux gardés au monde peuvent s’évader. Aucune évasion n’est possible quand la geôle est son propre corps d’obèse. Maigrir ? Laissez-moi rire. J’approche des 200 kilos. Pourquoi ne pas déconstruire les pyramides d’Égypte, tant qu’on y est ?
Alors, je vous pose cette question : que me reste-t-il à vivre ?
Sincèrement,
Melvin Mapple
Baltimore, 27/02/2010
La conclusion de cette épître m’affola. La démence de Melvin devait être contagieuse car j’achetai aussitôt un billet d’avion pour Washington. Les renseignements internationaux trouvèrent sans trop de problèmes les coordonnées de Mapple. Tenant compte du décalage horaire, je composai le numéro. Une voix haletante décrocha :
– Amélie Nothomb, vraiment ?
– Vous avez couru jusqu’au téléphone, vous.
– Non. Il est à côté de moi. Je n’en reviens pas que vous m’appeliez.
Melvin parlait comme s’il était continuellement à bout de souffle. Ce devait être l’obésité.
– J’arrive à l’aéroport de Washington le 11 mars à 14 h 30. Je veux vous voir.
– Vous venez pour moi ? Je suis touché. Je vous attendrai à l’aéroport. Nous prendrons ensemble le train pour Baltimore.
Je raccrochai, de peur de changer d’avis. Comme j’ai pour l’inconscience un don prodigieux, je m’intimai de ne plus penser à ce voyage, afin de n’y pas renoncer.
Au téléphone, la voix de Melvin m’avait paru joyeuse.